Personne ne veut être l’accusé (Chapitre 1)
Une exploration de comment je me suis laissée maltraiter émotionnellement
Les explorations de Claude #7
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Je me suis laissée maltraiter émotionnellement.
J’ai eu des sentiments pour quelqu’un, et le réveil a été très douloureux quand j’ai réalisé que je me laissais abuser.
Ça a commencé quand cette personne est venue vers moi et a montré de l'intérêt. J’ai pensé qu’elle était attirée par moi, et en retour je me suis autorisée à ressentir de l’attirance.
Puis, quand j’ai voulu continuer nos échanges, cette personne a réagi avec de moins en moins d’enthousiasme, pour en venir à exprimer qu’elle ressentait de la pression face à mes “attentes”.
C’est à ce moment-là que j’aurai dû laisser tomber.
Si quelqu’un n’est pas disponible pour passer du temps ensemble ou échanger, je devrais arrêter de croire que je l’intéresse. Ou plutôt, je devrais accepter que cette personne n’est pas disponible émotionnellement pour entrer en relation avec moi, et ne pas attendre qu’elle change et qu’elle ait un comportement qui serait aligné avec ses premières déclarations.
Et pourtant, j’étais convaincue que si je comprenais comment faire pour interagir avec cette personne, les choses s’amélioreraient. Le contexte dans lequel nous nous étions rencontrées était propice à des connexions profondes, et d’une certaine manière je pensais au fond de moi que c’était juste une question de temps et de manière pour retrouver la connexion initiale.
Je pensais que c’était de ma faute si ça ne fonctionnait pas.
Du coup, au lieu de laisser tomber, je me suis “emballée”. J’ai continué à essayer, au moins de temps à autre, et en tout cas bien plus longtemps que ça n’était raisonnable.
Et le scénario s’est répété plusieurs fois, la personne recommençant par moments à manifester de l’intérêt envers moi, et c’était aussitôt reparti pour un nouveau tour de manège.
Ca a été un énorme point d’interrogation pour moi : pourquoi est-ce que j’ai mis autant de temps à lâcher ?
La réponse est complexe.
Mon premier niveau de réponse, ça a été de prendre conscience que mon comportement était la conséquence de mon vécu d’enfant (et c'est probablement ce qui explique le comportement de l’autre protagoniste dans ce scénario, mais ça, ce n’est pas à moi de le vérifier).
Trauma complexe et stratégies de survie
J’ai suivi l’année dernière une formation de base sur les traumatismes complexes auprès du NARM Institute, et ça m’a donné un framework conceptuel puissant pour comprendre ce qui peut se jouer dans les relations.
Vous avez sûrement déjà entendu parler de Syndrome de Stress Post Traumatique (en anglais PTSD pour Post Traumatic Stress Disorder). C’est maintenant devenu un diagnostic largement accepté, applicable à ceux qui sont confrontés à des situations de guerre, ou à des accidents violents ponctuels, et qui décrit les “dysfonctionnements” émotionnels et comportementaux qui affectent ces victimes bien longtemps après la situation traumatisante, quand il n’y a plus de danger effectif.
Par extension, on parle de traumatisme complexe, ou traumatisme de développement, quand en tant que très jeune enfant, on est confrontées de manière répétée à des situations qui à la longue deviennent traumatisantes, et façonnent notre façon de réagir en tant qu’adulte.
En tant que très jeunes enfants, nous avons des besoins pour nous développer physiquement et émotionnellement, et nous dépendons complètement de nos parents pour leur prise en charge. Ces besoins vont de la sécurité physique à la sécurité affective, et nous avons besoin d’être aimé pleinement et inconditionnellement pour développer pleinement notre potentiel en tant qu’êtres humains.
Dans ma vision des choses, nous sommes tous plus ou moins traumatisés à des échelles diverses, parce que nous vivons dans un monde où les parents eux-mêmes n’ont en général pas les ressources émotionnelles pour répondre à l’ensemble des besoins fondamentaux de leurs enfants, ayant eux-mêmes été élevés du mieux qu’ils le pouvaient par leurs propres parents, impactés pat le passé chaotique récent de nos sociétés (guerres, colonialisme, patriarcat…).
Quand nos parents ne peuvent pas répondre à nos besoins, nous allons en tant que jeunes enfants réclamer avec nos moyens disponibles : pleurs, comportements agités par exemple. Et nous allons en général assez vite comprendre que ces comportements, selon les cas, au lieu de nous apporter la satisfaction de nos besoins, éloignent nos parents de nous.
Nous pouvons ainsi apprendre que la colère est interdite, ou que les besoins des autres sont plus importants que les nôtres, et que pour satisfaire nos besoins, nous devons d’abord satisfaire ceux des autres.
En tant que très jeune enfant, pour survivre, nous avons besoin d’avoir confiance que nos parents vont prendre soin de nous. Si nous ne pouvons pas compter sur eux, nous risquons de mourir. Rester en relation avec un parent est primordial, c’est littéralement une question de vie ou de mort.
De ce fait, quand on ne s’occupe pas “bien” de nous, nous allons mettre en place une stratégie de survie qui consiste à penser que c’est nous le problème plutôt que nos parents, pour pouvoir continuer à les aimer et à compter sur eux pour notre croissance.
C’est une stratégie de survie extrêmement efficace ! Mais ses effets sur notre comportement deviennent de moins en moins désirables une fois adulte, quand nous ne sommes plus dans un état de dépendance réelle envers l’autre pour notre survie.
Ça peut nous amener en tant qu’adulte à penser systématiquement que les problèmes sont de notre faute, et à avoir du mal à percevoir où s’arrête notre responsabilité et où commence celle des autres. Mais en tant que stratégie de survie, cette façon de réagir est littéralement inscrite dans notre système nerveux, et notre cerveau profond pense que ce qui serait dangereux, ce serait de ne pas réagir comme ça.
En ce qui me concerne, dans cette relation tordue, j’ai pu faire le lien entre mon comportement et ma relation à mon père. Une chose est claire pour moi aujourd’hui, même adulte, et ce jusqu’à sa mort, quel que soit le caractère inacceptable de ses actions, une part de moi espérait toujours qu’il allait changer, et qu’il allait enfin me montrer qu’il m’aimait vraiment.
Abandonner l’espoir d’être aimée est une sensation intolérable pour moi.
Une sensation disproportionnée, je vous l’accorde. Mais dites-le à mon système nerveux !
Le problème est bien plus large
Si je prends maintenant une autre perspective pour regarder le sujet, je pense que c’est important de prendre en compte le contexte social et culturel global dans lequel cette relation s’inscrit, et le fait que je suis une femme.
Déjà, je suis loin d’être la seule ou la première à continuer à espérer dans une relation mal emmanchée. Les romans, les films et les chansons débordent de gens qui qui pleurent après quelqu’un qui n’est visiblement pas disponible ou présent émotionnellement.
L’autre chose qui me frappe, c’est qu’on se laisse maltraiter, abuser, dans des cas où ne sommes pas réellement contraint de subir ça.
J’ai d’ailleurs hésité à écrire qu’il s’agissait d’une situation de maltraitance émotionnelle. Je me suis sentie mal traitée parce que cette personne n’a pas assumé que son comportement de retrait était en contradiction avec sa manifestation initiale d’intérêt, et alors que d’une certaine manière, j’acceptais d’être traitée ainsi, elle a rejoué le scénario plusieurs fois avec moi, au lieu d’être claire et de mettre fin à la relation si elle n’en voulait pas.
Mais pour qu’il y ait maltraitance, abus de pouvoir, il faut déjà qu’il y ait une relation de pouvoir et de dépendance.
Dans le cas pour un enfant qui dépend de ses parents pour sa survie, ou d’un employé qui subit un pouvoir hiérarchique dans un contexte où il risque sa sécurité financière et sociale s’il quitte son poste, la relation de pouvoir est claire et réelle.
Mais dans mon cas, cette personne n'avait pas d’autre pouvoir sur moi que celui que je lui laissait.
Et c’est là que ça me semble important de remettre cette situation dans un contexte plus large qui celui de la dépendance historique des femmes envers les hommes.
Oui, c’est bien du patriarcat dont je veux parler.
“Des partenaires qui se conforment à la lettre à leur script de genre respectifs ont toutes les chances de se rendre très malheureux. Ces scripts produisent d’un côté une créature sentimentale et dépendante, aux demandes tyranniques, qui surinvestit la sphère affective et amoureuse, et de l’autre, un escogriffe mutique et mal dégrossi, barricadé dans l’illusion d’une autonomie farouche, qui semble toujours se demander par quel dramatique manque de vigilance il a bien pu tomber dans ce traquenard.”
Mona Chollet, in Réinventer l’amour, Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles.
E france, c’est seulement en 1965 qu’une loi a été votée permettant aux femmes mariées d’avoir leur propre compte bancaire, séparé de celui du mari. C’était il y a moins de 50 ans.
Jusqu’à encore très récemment, et depuis une éternité, les femmes devaient en quelque sorte “appartenir” à un homme, leur père ou leur mari, pour avoir une place dans la société, et avaient peu de moyens de survivre et s’épanouir en tant qu’individu autonome et indépendant.
A ma connaissance, le mot “Allumeuse”, qui décrit la manière dont cette personne s’est comportée avec moi, s’applique aux femmes et porte une connotation négative, mais n’a pas d’équivalent pour les hommes. Est-ce que c’est parce que ce comportement est acceptable chez un homme, là où il ne l’est pas pour une femme, qui n’est pas censée avoir le pouvoir de résister au désir d’un homme ?
Tout cela pour dire que ce n’est peut-être pas étonnant qu’en tant que femme, nous mettions un peu de temps à nous comporter comme des être indépendants et autonomes, et à désapprendre des manières de fonctionner qui étaient indispensables à notre survie en société, et dont héritons par notre culture familiale et sociale.
Désapprendre par exemple à prendre en charge la sécurité affective et émotionnelle du couple, et à se sentir responsable de la qualité de la relation, parce que sans relation, pas de moyen de subsistance.
Et plus largement, désapprendre à se sentir dépendante de l’autre, à vouloir à tout prix préserver la relation, au détriment de notre sécurité affective, et malheureusement également trop souvent physique.
Je pense que ce sont des comportements ancrés en profondeur, et je me demande comment faire pour qu’ils évoluent, alors même que le contexte actuel ne les justifie plus.
Et bien sûr, ce que je décris dans ces relations de dépendance peut être vécu également par des hommes, et ne s’applique pas qu’aux femmes. Mais c’est justement pour moi la conséquence d’un système global ou notre représentation inconsciente d’une relation est asymétrique en termes de pouvoir et de dépendance.
Mais peut-être que j’essaie la simplement de trouver des excuses à mon comportement individuel en l’inputant à un type de comportement systémique. Qui sait ?
A suivre !
J’ai tellement de choses à dire sur ce sujet, que quand j’ai fait lire la première version de cet article à mes pré-lecteurs, la réaction à été unanime : “C’est un peu long…”
Du coup j’ai décidé de splitter l’article en deux (oui, ça c’est la version raccourcie !).
Dans ce premier épisode, j’ai abordé surtout les concepts qui m’ont aidé à voir plus clair sur ce qui se jouait en moi dans cette situation.
Mais la vérité, c’est que dans mon cas, la compréhension intellectuelle du problème suffit rarement à me faire changer de comportement. Ca aide, c’est souvent indispensable, surtout pour moi qui adore donner du sens aux choses.
Mais ça demande plus que ça pour que mon expérience intérieure de la situation puisse vraiment changer, et que je retrouve de la liberté pour agir d’une manière nouvelle, qui n’entraîne pas une répétition à l'identique du scénario.
Si vous voulez savoir ce qui m’a permis de me sortir de ce bourbier, et comprendre pourquoi j’ai choisi appelé l’article “Personne ne veut être l’accusé”, il va vous falloir lire la 2eme partie !
Lire le chapitre 2 de cet article.
Des livres pour comprendre comment notre passé impacte notre façon d’être en relation
The Power of Attachment - Diane Poole Heller
Un excellent livre pour comprendre comment nous avons des manières différentes d’entrer en relation qui ont été façonnées par notre vécu dans la petite enfance. Un très bon point d’entrée dans la théorie des attachements, qui n’est, malheureusement, pas encore traduit en français.
Guérir les traumatismes du développement (NARM) - Laurence Heller and Aline LaPierre
Ce livre expose les principes des traumatismes complexes, et introduit l’approche NARM (NeuroAffective Relational Model) pour les adresser. Une vision très précise et complète des différentes stratégies de survie qui sous tendent nos relations, et une approche qui gagnerait à mon sens à être connue au delà des cercles thérapeutiques.