Personne ne veut être l’accusé (Chapitre 2)
Une exploration de comment j’ai arrêté de me laisser maltraiter émotionnellement
Les explorations de Claude #8
You can read this post in English here.
Ce qui est calme est aisé à maintenir ;
Ce qui n’a pas encore paru est aisé à prévenir ;
Ce qui est faible est aisé à briser ;
Ce qui est menu est aisé à disperser.Agis avant qu’une chose ne soit ;
crée l’ordre avant qu’il n’y ait du désordre.Tao Te Ching #64 - Traduction libre
Dans la première partie de cet article, j’ai raconté comment je m’étais retrouvée embourbée dans une relation malsaine avec une autre personne, et comment j’avais trouvé dans la théorie des traumas de développement et du patriarcat des éléments qui m’avaient permis d’éclairer mon comportement, mes difficulté a sortir de ce contexte dysfonctionnel.
Mais comprendre ce n’est pas tout, en tout cas ce n’est pas ce qui a suffit à me faire bouger.
Accéder à ma colère
Ce qui m’a permis d'arrêter de rejouer toujours le même scénario, c’est d’accéder à ma colère.
J’avais bien réalisé depuis un certain temps qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, et que la situation me faisait souffrir.
Alors j’ai pris le temps d’examiner les interactions que j’avais eues avec cette personne, et je me suis rendu compte que je ne me souvenais pas de moments où ces interactions avaient été réellement agréables.
Ce qui m’avait touchée, c’était les moments où j’avais senti que nous réussissions à partager de manière profonde ce que chacun ressentait réellement.
Ces moments m’avaient donné une sensation d’expansion intérieure, et avaient nourri en moi l’espoir que tout finirait bien et que nous serions en mesure de maintenir cette connection profonde.
Mais ça n’a jamais duré. Et je me suis rendue compte que ces moments avaient surtout eu lieu en asynchrone, non pas dans les rares moments d’échange direct, mais par l’intermédiaire de messages.
Je me suis penchée avec plus d’attention sur les moments d’échanges directs, et j’ai été choquée de me rendre compte que dans ces moments-là, je m’étais sentie complètement bloquée.
Au cours des conversations, quelque chose se passait, qui me mettait dans une forme de sidération, un état dans lequel je n’avais plus accès à mes émotions, et où j’étais bien incapable de réagir à chaud à ce qui se passait. Pourtant à chaque fois, j’avais continué la conversation, par peur de rompre le contact.
Il va sans dire que ça n’a pas donné un résultat glorieux.
L’étape d’après a été d’explorer en moi quelles étaient les émotions que je n’avais pas pu ressentir sur le moment, qui avait déclenché cet état de sidération.
J’ai d’abord perçu une grande confusion en moi.
Affleurant en dessous, j’ai pu accéder à de la colère, une énorme colère, ainsi qu’à une peur au moins aussi énorme. Les deux s’affrontaient en moi, et c’était cet affrontement qui générait la confusion et la sidération qui m’envahissait.
Et je me suis autorisée à ressentir pleinement la colère. En vérité, ça a été une danse, à une vague de colère succédait une vague de peur, et la valse de l’une à l’autre recommençait.
J’ai ressenti une énorme colère de ne pas avoir été bien traitée.
La colère de ne pas pouvoir compter sur cette personne après qu’elle l’eut laissé entendre.
J’avais tout simplement cru en l’image que cette personne projetait d’elle-même vers l’extérieur : l’image de quelqu’un de compétent et de puissant, capable de voir en face les vérités inconfortables et d’agir sur le monde.
Mais quand je me suis présentée avec mes attentes et mes demandes, elle n’a pas su dire simplement “Non, je ne suis pas intéressé.e, je ne suis pas celui que tu crois. Laisse-moi tranquille.”
A ce stade, je n’ai pas été capable de lâcher la croyance que cette personne pouvait être comme je me l’étais représentée, comme elle s’était présentée à moi au début.
Je pensais avoir un adulte capable en face de moi, mais à la plus légère tension exercée dans la relation, je me retrouvait avec à la place l’équivalent d’un jeune enfant qui n’a jamais appris à exprimer ses besoins, et qui est terrifié que vous vous rapprochiez de lui.
Si à ce moment-là j'avais pu faire preuve de compassion, peut-être que les choses auraient été différentes.
Mais je me sentais blessée que cette personne me fasse porter le chapeau, me reprochant de ne pas prendre en compte des besoins qu’elle n’avait pas exprimés clairement, et me faisant sentir que mon comportement était inapproprié (et malheureusement, il ne m’en faut pas beaucoup pour que je me sente coupable, j’étais vraiment une candidate idéale !)
En lieu et place de compassion, le fait que cette personne ait peur de moi et me repousse avec maladresse n’a fait qu’augmenter ma colère. Et comme ma colère alimentait sa peur, nous nous sommes retrouvés prisonniers d’une boucle douloureuse.
Jusqu’à aujourd’hui je me demande pourquoi je n’ai pas pu ressentir de compassion.
Je crois que c’est tout simplement parce que la colère était nécessaire pour me protéger.
De fait, je n’étais pas en sécurité dans cette relation, puisque l’autre personne était tellement absorbée dans sa réaction de peur, qu’elle n’était plus en mesure de se mettre à ma place et de percevoir combien elle était en train de me blesser.
Bien que la colère soit considérée comme une émotion “négative, surtout si elle a pour conséquence des comportements violents, elle est en fait une émotion indispensable, et très saine. C’est en effet la colère qui nous donne l’énergie de nous défendre quand nous sommes “attaqués” sur notre territoire vital.
Quant à la peur profonde que j’ai ressentie conjointement avec cette colère, c’est une autre histoire. Encore maintenant, quand j’écris ces lignes, je ressens cette peur au fond de moi, qui me freine et rend l’écriture par moment plus difficile.
Je ne suis pas encore parvenue à prendre la mesure complète de cette peur.
Mon intuition à ce stade, c’est qu’elle est reliée à cette peur profonde d’être abandonné, qui pousse le très jeune enfant à préserver la relation avec ses parents à tout prix pour assurer sa survie, quelle que soit la mesure de leur dysfonctionnement en tant que parent, comme je l’ai expliqué dans la 1ere partie de cet article.
Et en même temps, si j’élargis la perspective, en tant que femme, et noire descendante d’esclaves (comme je l’ai partagé dans un précédent article), ce n’est pas étonnant que je ressente de la peur au moment d’exprimer ma colère. Par le passé, les femmes ou les esclaves noirs qui agissaient poussés par leur colère risquaient d’être blessés physiquement, voire tués.
Il n’est donc sans doute pas étonnant que cette leçon de survie, “la colère est dangereuse”, fasse partie de mon ADN profond, et quand bien même elle devient disproportionnée dans la société dans laquelle je vis aujourd’hui.
En tout cas, m’autoriser à ressentir ma colère, et à l’exprimer, est ce qui m’a permis de sortir de cette situation bloquée.
Un ami avec qui je parlais de mon expérience a mentionné à ce sujet le terme “Gaslighting”. Comme je ne savais pas exactement ce que ça recouvrait, j’ai été lire la page wikipedia. J’ai eu des sueurs froides quand je me suis rendue compte que ce que je lisais pouvait s’appliquer à ce que je vivais, et que ça s’appelait “abus émotionnel”. Mais ça m’a aidé à ouvrir les yeux, et à me mettre en mouvement. L’écriture de cet article s'inscrit très exactement dans la poursuite de ce mouvement-là, celui de regarder les choses en face.
Et pourtant, je reste aussi avec une gêne aux entournures, parce que ce faisant, je vois bien que je crée un fossé avec cette personne.
Par ce geste, je la mets sur le banc des accusés, et je me mets sur le banc des victimes.
Comment sortir du paradigme Accusé - Victime
Après ce travail d’exploration profonde, je peux énoncer que je vois bien que la colère que j’ai ressentie envers cette personne est au fond dirigée envers mon père, pour ne pas m’avoir aimée comme il l'aurait dû. En quelque sorte, j’ai revécu à travers cette situation mon drame originel, celui d’avoir un père qui ne s’est pas comporté en adulte responsable, et qui au lieu de me protéger parce que j’étais son enfant, m’a fait du mal.
Et pourtant, je suis hantée par cette question : je ne trouve pas juste que le fait que je prenne en charge mon travail intérieur, et que je prenne la mesure de la dimension exagérée de mon comportement, tirant ses racines dans mon histoire passée plutôt que dans le présent, qu’alors cela dédouane l’autre de sa part de responsabilité dans cette situation.
Il est clair que sans la résonance avec mon histoire personnelle, je ne me serai tout simplement pas laissée embarquer dans cette relation déséquilibrée. J’aurai pris le large dès que j’aurai réalisé l’écart entre les paroles et le comportement de cette personne, ou tout au moins mis en place de sérieux gardes-fous pour me protéger.
Et encore, si je suis honnête, mettre des gardes-fous dans cette situation s’est révélé une certaine source de confusion. En effet, quand on se protège de quelque chose, normalement c’est de quelque chose de blessant. Dans ce cas précis, ce dont il fallait que je me protège, c’était des paroles agréables, des mots qui étaient ceux que je voulais entendre, mais auxquels il ne fallait pas que je croie.
En tout état de cause, ça ne me semble pas juste que l’autre personne n’ait pas à être tenue pour responsable de ses actions, et que cela ne tienne qu’à moi que la situation ne dérape pas.
J’ai parlé à un ami de cette question, et de cette histoire qui m’y a confrontée. Notre relation est suffisamment sincère et profonde, et il s’est senti assez en sécurité pour pouvoir m’avouer que ça le déstabilisait que je puisse accuser cette personne d’abus émotionnel.
Il a pu m’avouer dans la foulée qu'en tant qu’homme, il n’avait qu’une peur, c’est de se retrouver accusé d’abus.
En l’écoutant, j’ai pris soin d’écouter ce que je ressentais en moi à mon tour, et j’ai pu lui verbaliser que si je ne pouvais pas du tout tenir l’autre pour responsable de m’avoir causé du tort, ça me laissait avec la sensation que tout cela s’était passée dans ma tête uniquement, et que j’étais folle.
Et sans chercher à résoudre la situation, nous avons simplement considéré ces deux points vue comme les deux faces d’une même situation, sans que l’un l’emporte sur l’autre.
Et j’ai eu la sensation que c’est par ce chemin que les choses pourraient se résoudre in fine, plutôt que de se reproduire à l’infini. Par l’écoute, l’empathie et l’inclusion.
C’est ce moment exact qui m’a donné l’impulsion d’écrire cet article.
Nos sommes tous l’accusé de quelqu’un d’autre.
Nous commettons tous des transgressions à un moment ou à un autre.
Nous commettons tous des erreurs.
Pouvons-nous l’assumer ?
“Crée l’ordre avant qu’il n’y ait du désordre.”
Cette citation me parle profondément, elle qui est issue du Tao Te Jing, le livre de sagesse chinoise, .
Dans cette histoire, il n’y pas eu de conséquences dramatiques. Il ne s’est rien passé d’autre que du bleu à l’âme, et cela a été beaucoup moins grave que si je m’étais retrouvée par exemple engagée dans une relation sérieuse avec cette personne, avec des enfants à la clé.
De fait, ça a été une opportunité de croissance personnelle profonde, qui m’a permis d’y voir plus clair en moi et dans mon histoire.
Et en même temps, ça a duré bien plus longtemps que nécessaire.
J’en tire une grande leçon pour moi, qui est de chercher à percevoir tout de suite quand quelque chose ne sonne pas juste dans une relation, et à y remédier au plus tôt.
Car quand je sens qu’il y a quelque chose qui cloche, j’ai appris à mes dépens que si je ne m’en occupe pas, choisissant d'attendre que ça “s’évapore” tout seul, alors en général la situation dégénère jusqu’à ce que je ne sache plus comment m’en sortir sans dégâts. Et plus le temps passe, plus c’est compliqué à gérer.
Ce que je me souhaite à moi même dorénavant, c’est de “créer l’ordre avant qu’il n’y ait du désordre.”
“Connais-toi toi-même”, nous a-t-on recommandé depuis fort longtemps 😊
Merci de partager ce cheminement qui fait penser qu’on doit peut-être tous passer par une série de portes similaires pour évoluer?
Une contribution qui a éclairé mon chemin il y a quelques années… Les hommes et les femmes font l’objet d’un dysfonctionnement émotionnel fréquent, hérité de notre conditionnement genré. Les femmes (la petite fille…), remplacent la colère (ce n’est pas joli de faire des caprices…) par la tristesse (tu seras consolée si tu pleures…). Du coup, elles ne savent plus faire la différence et ne comprennent pas pourquoi la réponse apportée à l’émotion affichée (la tristesse) n’apaise pas leur mal être, en réalité, la colère, qui demande réparation.
Pour leur part, les hommes (le petit garçon…), remplacent la peur (un grand garçon comme toi…) par la colère (c’est bien de ne pas se laisser faire…). Et plus tard… plus ils perdront pied à ne pas savoir/pouvoir exprimer leur peur, plus ils escaladeront la colère, avec des manifestations parfois extrêmes…
Ça se décrypte beaucoup plus vite quand on le sait, mais que de souffrance quand on est pris dans le cercle vicieux…
La compréhension des mécanismes émotionnels est une compétence essentielle et heureusement les jeunes générations semblent vouloir équiper leurs enfants dès le plus jeune âge. Je leur souhaite que nos histoires leur servent…