Comment parler de la colonisation ?
Comment créer un espace de dialogue pour explorer la colère et l'inconfort
Les explorations de Claude #9
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J’ai d'abord écrit la version en anglais de cet article, puisque la conversation que nous avons enregistrée avec Matthew Green et Jacob Kishere le 9 juin 2023 a eu lieu en anglais, les deux étant britanniques.
Au moment d’écrire la version française, je me rends compte combien il est plus facile pour moi d’aborder le sujet du colonialisme en anglais, et avec des anglo-saxons, que dans ma langue natale. Sujet chargé s’il en est !
Pourtant c’est exactement de cela qu’il s’agit : trouver le moyen de parler d’un sujet aussi prégnant en France que le colonialisme, sans que cela ne soit un sujet de clivage ou de polarisation.
C’était l’enjeu de cette conversation. Jacob Kishere est un philosophe, et il explore dans sa chaîne youtube SENSESPACE comment la pratique du dialogue basé sur l’écoute active est une pratique qui peut nous transformer.
Matthew Green est un journaliste réputé outre manche. Je l'ai rencontré dans le programme de 2 ans de Thomas Hübl, que je suis avec 400 autres personnes dans le monde, où nous explorons notre capacité à être en relation et à intégrer les traumas individuels, transgénérationnels et collectifs.
Dans cet article, je partage la genèse de cette conversation, et combien elle résonne pour moi face à l’actualité récente des émeutes en France.
Mais je vous encourage surtout à aller directement regarder la vidéo ou écouter la version podcast, tant c’est l'expérience même de l’échange qui en fait l’intérêt, sur un sujet aussi glissant que l'exploration de la colère et de la gêne qui se manifestent en nous quand nous abordons la colonisation et le racisme.
Et compte tenu du temps que cela m’a pris de traduire les sous-titres en français, je vous serai reconnaissante de la regarder.
Je vous recommande chaudement également le Substack de Matthew, Resonant World, où il partage en contrepoint de la mienne son expérience de cette conversation impactante.
Et vous pouvez découvrir la pensée profonde de Jacob Kishere sur son excellent Substack également, culurepilgrim.
Pourquoi vouloir parler de la colonisation ?
Je peux dire que l’échange a démarré il y a plus d’un an et demi, à la fin de la première retraite en Allemagne avec Thomas Hübl et les 200 participants européens (200 autres se retrouvent pour les retraites aux US). J’ai passé ma dernière soirée à parler avec Matthew.
En vérité, j’ai d’abord été impressionnée par son pedigree ! Il a été reporter de guerre en Irak et en Afghanistan, a écrit plusieurs livres, dont un dédié aux traumatismes de guerre, et à l’époque travaillait encore pour Reuters, qu’il a depuis quitté pour rejoindre pour un media, DeSmog, qui se consacre aux enjeux du changement climatique.
Mais ce qui a fait que la conversation que nous avons démarré ce jour-là se poursuit encore aujourd’hui, c’est sa grande capacité à mettre des mots sur les process intérieurs et collectifs dont nous faisons l'expérience, et à nourrir ainsi un échange passionnant.
Un an plus tard, nous avons commencé à aborder collectivement au sein du programme le sujet du colonialisme et de ses impacts.
Et là, je me suis rendu compte que même dans un environnement aussi informé sur ce type de processus collectifs complexes, aborder collectivement les sujets du colonialisme et du racisme restait très inconfortable.
La difficulté, c’est que c’est plus fort que moi, quand j’ai l’impression que mes interlocuteurs ne considèrent pas le colonialisme comme un sujet qui les concerne, ça a tendance à me générer de la colère.
Et quand j’essaie d’expliquer pourquoi le sujet nous concerne tous en occident, je constate que ma colère a en général pour impact de déstabiliser mes interlocuteurs, ce qui a tendance à augmenter encore ma colère.
Le colonialisme, entre histoire et déni individuel et collectif
Je suis née et j'ai grandi en Guadeloupe. Je suis métisse, et je descends par mon père d’une lignée d’esclaves noirs, et par ma mère d’une famille de métropole, blanche et bourgeoise. Pour moi la colonisation est une réalité, et j’ai n’ai pas d’autre choix que celui d’être parfaitement consciente à la fois de la richesse que cette colonisation a apportée à notre nation, et d’un autre côté de la charge historique traumatique qui lui est associée.
Sans rentrer dans une analyse économique et historique complexe pour étayer mon propos, il me semble qu’il devrait être évident pour tout le monde que l’exploitation massive et répétée pendant plusieurs siècles des ressources naturelles et des populations d’autres pays ait engendré une augmentation de richesse considérable pour l’occident. Nous bénéficions tous de cette richesse aujourd’hui, moi la première, en la considérant comme naturelle, et sans forcément prendre conscience de son origine. (Pour une synthèse très efficace, consultez la réponse de chatGPT ici)
Il devrait être aussi évident que cette appropriation de richesse a nécessité l’usage de la violence, et s’est appuyée sur l’oppression et l’exploitation des personnes, et que cela a pour conséquence des traumatismes trans générationnels et collectifs durables, qui s’inscrivent en creux dans nos sociétés encore aujourd’hui. Le racisme systémique et les discriminations en sont de fait la conséquence plutôt que la cause.
Je suis toujours surprise quand j’ai l’impression que les gens découvrent le sujet quand j’en parle, et ont tendance à sous-estimer l’impact du colonialisme sur nos sociétés actuelles.
Et en même temps, c’est logique, puisque la première manifestation d’un traumatisme, c’est de ne pas voir, l’oubli, le déni. C’est un mécanisme de protection extrêmement efficace et important, celui qui nous protège de ce qui serait trop douloureux à regarder en face.
L’autre conséquence, c’est que quand on exprime la colère générée par le fait d’être né “du mauvais côté” de la colonisation, cette colère est perçue comme une menace, qui mettrait en danger l’ordre établi des choses, et n’est pas la bienvenue.
L’exemple le plus frappant pour moi en est malheureusement les récentes émeutes qui ont éclaté après qu'un policier ait tué par balle le jeune Nahel M., 17 ans, lors d’un contrôle de police.
J’ai l’impression que l’on ne remet pas assez la colère de ces jeunes dans une perspective historique et sociétale, qui est celle de la colonisation française.
Les pays du Maghreb, ancien protectorats français, ou territoire français libérés après une guerre traumatisante et récente (la guerre d’Algérie a pris fin en 1962), ont fournis après la seconde guerre mondiale une main d’oeuvre abondante à la France, ce qui a énormément contribué à la prospérité des 30 glorieuses. On estime aujourd’hui à plus de 4 millions la diaspora maghrébine en France (source : wikipedia), 4 millions de personnes qui n’ont en retour pas bénéficié de manière égale de la prospérité qu’ils ont contribué à créer.
Et pourtant, quand la colère éclate, nous semblons tous frappés d’amnésie, nous demandant ce qui pourrait justifier une telle explosion de colère soudaine, sans prendre en compte les décennies de souffrances et de discriminations qui sous-tendent cette situation.
La colère de ceux qui se sentent rejetés et exploités par la société est perçue comme une menace, et la peur empêche de regarder les causes profondes et la responsabilité sociale qui les accompagnent.
C’est d’autant plus importants à mon sens de créer des espaces où il redevient possible de regarder ensemble le passé, sans jugement mais sans aveuglement, aussi douloureux soit-il, pour pouvoir l'accepter et le dépasser collectivement.
Les espaces de dialogues pour dépasser les traumas
Dans le cadre du programme avec Thomas Hübl, j’ai eu l’occasion d'expérimenter ce genre de pratiques de dialogue et d’écoute appliquées à des sujets complexes.
Notamment, lorsque nous avons abordé dans le collectif le sujet du colonialisme, j’ai pu exprimer au sein d’un petit groupe la souffrance que je portais en moi du fait de mon héritage lié à l’esclavage, et mon besoin de le partager au groupe et de ne pas me sentir rejetée pour cela.
Ca a été un moment extraordinaire, parce que certains dans le groupe se sont sentis suffisamment en sécurité pour pouvoir verbaliser leur inconfort face à ce sujet, et leur peur de ne pas être en mesure d’accueillir mon partage. Et il n’a pas été nécessaire de faire plus que cela, simplement d’ouvrir l’espace pour accueillir ma colère et leur inconfort, pour que nous puissions les dépasser.
A la suite de ça, et des articles que j’avais écrit pour partager publiquement à la fois mon histoire personnelle et ma perspective sur les biais inconscients que nous héritons du colonialisme et du patriarcat, Matthew m’a partagé à son tour combien cela l’avait touché, et combien cela l’avait aidé à prendre conscience de son propre inconfort face au sujet, et à examiner ce qui pouvait être chez lui des biais racistes inconscients.
Cette conversation a eu un tel impact sur nous deux, que c’est ce qui nous a donné l’idée de rendre ce type de conversation publique, et nous a amené vers Jacob et sa chaîne SENSESPACE.
C’est vraiment ce que je recherche, comment créer des espaces de dialogues où l’on serait suffisamment en sécurité pour regarder ensemble les sujets douloureux, et enfin dépasser les blocages qu’ils engendrent en nous.
Et j’ai la sensation que c’est déjà ce que nous faisons dans ces petits espaces de conversation.
Regarder la conversation sur Youtube ou écouter la version podcast sur Spotify.
Lire l’article de Matthew Green sur cette conversation.
Découvrir le Substack de Jacob Kishere, culturepilgrim.