Moi aussi, je suis sexiste et raciste
Une exploration personnelle des biais sexistes et racistes qui habitent notre inconscient collectif.
Les explorations de Claude #4
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Jeudi dernier, j’ai dit en face à un ami que je n’avais pas apprécié que, sur un des sujets où nous travaillons en commun, il m’ait ignorée pour s’adresser directement à un autre homme du groupe. J’ai ajouté que j’en avais été blessée, notamment parce que j’avais conscience qu’il est un homme blanc, et que je suis une femme noire.
Je sais qu’il n’y avait aucune mauvaise intention dans son attitude. Je le connais assez pour savoir qu’il le pense quand il le dit.
Et peut-être même que ce n’est pas vrai, que le fait que je sois une femme noire ait joué un rôle dans son attitude.
Mais ça, honnêtement, j’y crois peu.
Parce que ma conviction, c’est que nous sommes tous sexistes et racistes, a minima de manière inconsciente. C’est normal, c’est la société dans laquelle nous baignons qui veut ça.
Pendant longtemps, j’ai pensé que le fait d’être une femme métisse (je crois que je vais devoir faire un article sur est-ce que je m’auto désigne noire ou métisse, en attendant vous pouvez déjà lire ou relire mon post précédent) ne me posait pas de problèmes dans ma carrière et dans ma vie au sens large. Ce n’est qu’assez récemment que j’ai commencé à réaliser que je ne voyais pas le problème parce que j’avais internalisé les attitudes discriminantes discrètes comme normales.
Une lecture qui m’a ouvert les yeux il y a quelques années sur les biais sexistes implicites, c’est Lean In (En avant toutes !) de Sheryl Sandberg, l’ancienne COO de facebook.
Sheryl était à l’époque une des femmes les plus puissantes et respectées de la Tech aux US, le bras droit de Mark Zuckerberg, la personne qui avait rendu google puis facebook rentables. Sans rentrer dans la polémique sur l'impact sociétal des choix business qu’elle a impulsés dans ces deux sociétés (revenus publicitaires et économie de l’attention pour ne pas les nommer), je continue à considérer son livre comme éclairant et utile.
A la fois parce qu’elle raconte son expérience, et que si elle, elle est victime de biais sexiste, imaginez ce que c’est pour des femmes “normales”.
Et surtout parce qu’elle cite énormément d’études qui factualisent l’expression de ces biais inconscients dans la société.
Deux de mes exemples préférés : quand elle explique que statistiquement, quand des femmes et des hommes sont autour d’une table, les hommes coupent très systématiquement la parole aux femmes (et pas aux autres hommes). Et qu’elle cite son propre vécu, en partageant que ça lui arrive régulièrement. Encore une fois, on parle ici de Sheryl Sandberg, avec la légitimité de son poste et de son rôle, et le charisme qui est le sien.
Ça donne d’ailleurs le titre au livre : “Lean in” signifie littéralement “ penche-toi vers l’avant pour occuper ta place”, prend ta place autour de la table.
Et l’autre exemple : celui d’un grand orchestre philharmonique, dont le board souhaitait atteindre la parité en recrutant autant de femmes que d’hommes. Ils n’y arrivaient pas, jusqu’à ce qu’ils décident de procéder aux auditions des musiciens à l’aveugle. Et là, ils se sont mis à recruter plus de femmes que d'hommes. Pour moi, ça dit tout !
Cet exemple emblématique à mes yeux montre à quel point on peut penser qu’on n’a pas de biais, et que être persuadé que l’on veut valoriser les femmes autant que les hommes. Et pourtant, quand on va voir une femme jouer, inconsciemment on va évaluer son niveau comme moins bon que si on ne sait pas que c’est une femme.
Quant aux aux biais inconscients liés à la couleur de la peau, ils sont pour moi inévitables, d’une certaine manière constitutifs de notre société.
La France est un pays qui a bâti sa richesse sur la colonisation et l’exploitation de populations noires depuis plusieurs centaines d’années.
On pense rarement combien le niveau de richesse, de sécurité, d’éducation dont nous bénéficions en France aujourd’hui est dû au fait que nous avons exploité les ressources et les hommes d’autres continents pendant des siècles, et continuons dans une large mesure à le faire.
On peut l’ignorer, on peut l’oublier au jour le jour, ça n’en reste pas moins un fait historique et économique.
Cette richesse j’en bénéficie aussi, c’est d’ailleurs ce qui me permet aujourd’hui d’exister et d’avoir le temps et les ressources pour écrire cet article.
Pour fonctionner, un système comme celui-ci nécessite de véhiculer de manière plus ou moins explicite une croyance que les gens de couleurs “valent moins” que les blancs, pour justifier le fait que cela soit acceptable de les exploiter.
Ce n’est pas politiquement correct de le dire à voix haute, mais nous héritons tous de facto de cette représentation du monde, et cette croyance continue à imprégner notre société et à être véhiculée de manière plus ou moins subtile dans notre culture.
Le slogan “Y’a bon Banania” n’a cessé d’être utilisé commercialement qu’en 2006. Il a véhiculé impunément pendant un siècle l’image d’un noir au sourire niais, paraissant un grand enfant et incapable de s'exprimer correctement dans la langue française, et pendant tout ce temps tout le monde trouvait ça normal
Une amie, Guadeloupéenne et noire, me racontait récemment comment sur son premier job, elle a participé à un cocktail où elle était invitée en tant que cliente. Naïvement, elle avait mis une veste noire sur une chemise blanche. Son chargée de compte, la voyant, lui a demandé de lui servir à boire.
Il s’est confondu en excuses quand elle a clarifié qu’elle était sa cliente, et non pas une hôtesse d’accueil.
Je suis sûre que cet homme ne pensait pas être raciste.
Comme la plupart d’entre nous, il a vu une femme noire qui portait une veste noire sur une chemise blanche, et son premier réflexe a été de l’assimiler à une serveuse. Cette amie m’a avouée avoir par la suite fait extrêmement attention à comment elle s’habillait dans ce genre de circonstances.
La vérité, c’est que je me vois moi aussi régulièrement moi-même avoir ce genre de considération, celle d’associer par défaut une personne de couleur à une catégorie sociale inférieure.
Déjà, je l’applique à moi-même. J’ai pris conscience il y a peu qu’une des raisons pour lesquelles j’avais investi autant d’années à faire des études prestigieuses et à m’assurer un bon poste de cadre dans une grande entreprise française (15 à 20 ans de ma vie quand même), c’était parce que je recherchais une sécurité financière et statutaire, de préférence visible, pour me sentir en sécurité dans la société.
Que je voulais éviter à tout prix qu’on me regarde et qu’on me traite comme cette femme noire, qui était devant moi dans la queue au bureau de poste il y a quelques semaines, qui parlait mal français, et que l’agent a pris de haut en disant qu’il ne comprenait rien à ce qu’elle disait, sans chercher à l’aider, alors qu’elle baissait la tête, visiblement habituée à se faire maltraiter, et à courber l’échine pour limiter les agressions.
Cela ne m’a pas empêché cette semaine, alors qu’on me présentait une jeune femme noire brillante, de noter en moi que je devais faire un effort pour lui accorder toute l’attention qu’elle méritait.
Je n’en suis pas fière, mais je ressens le besoin d’être honnête avec moi-même là-dessus, de reconnaître ma part de responsabilité dans ce système, et de ne pas tout mettre sur le dos du “reste de la société”. Nous sommes le système, il n’existe pas en dehors de nous.
Ce post a failli s’intituler : Pour ne pas être sexiste et raciste, il faut accepter qu’on l’est.
C’était trop long et pas assez catchy pour un tire. Mais c’est l’idée principale que j’ai envie de faire passer.
Que c’est en devenant conscient de ses biais inconscients qu’on peut s’en libérer.
Ce que je voudrais partager aussi, c’est mon inconfort à adresser ce sujet. Déjà, face à mon ami. Je me sens encore mal d’avoir osé lui faire remarquer, qui plus est devant le reste du groupe, et j’ai peur de l’avoir blessé.
J’ai peur de perdre mon ami.
J’ai peur que l’on considère que je sur-réagis à la situation.
Et en même temps, si je ne lui fais pas remarquer, comment pourrait-il prendre conscience des biais inconscients dont il n’est jamais la cible, étant lui-même un homme blanc ? J’aime me dire que c’est aussi une forme de respect que je lui montre. Je lui ai dit parce que j’ai confiance en lui et que je pense qu'il est capable de l’entendre.
Parce que c’est cette difficulté à réagir quand ça arrive sur des “petites choses” dans notre vie quotidienne, au bureau et dans la rue, qui est une des raisons pour lesquelles le système perdure
Les livres qui ont éclairés ma compréhension
En avant toutes - Sheryl Sandberg
Très bien documenté, aide à prendre conscience des biais sexiste à l’oeuvre notamment dans le monde du travail à “col blanc”.
Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles - Mona Chollet
Costaud, très utile pour prendre conscience de l’internalisation des règles patriarcales et comment elles jouent dans les relations homme - femme, et qui plus est, centré sur la France.
La volonté de changer - bell hooks
Indispensable en complément de Mona Chollet, écrit bien avant, bell hook développe le point de vue combien le patriarcat ne peut changer qu’en incluant les hommes. Un livre inclusif, là où certains ouvrages féministes peuvent être trop inconfortables pour des hommes.
Peau noire, masque blanc - Frantz Fanon
Martiniquais, Fanon, a été un psychiatre de renom et le premier à écrire sur l’aliénation de l’homme noir qui a internalisé le racisme, ce que l’on désigne aujourd’hui sous le terme de suprémacisme blanc. Il est par la suite devenu un des penseurs et activistes du mouvement de la décolonisation.
My grandmother’s hands - Resmaa Menakem
Pour comprendre comment le trauma racial s’invite dans nos vie que l’on soit blanc ou noir, et comment l’intégrer pour le dépasser. Centré sur le vécu aux US mais néanmoins indispensable.
Merci Delphine ! Ce que tu dis m’encourage beaucoup!
Bravo Claude. Tu écris très bien et ton propos est extrêmement clair simple et va droit au but. Chapeau!