A la fin du 2e volet, nous avons laissé Christophe en pleine ascension professionnelle, enfin reconnu dans son métier, voyageant partout dans le monde. (A lire ici : Etre noir et réussir - Partie 2 : Le chemin vers la reconnaissance)
Christophe va s’installer en Australie pour continuer son ascension. Mais soudain, il va être rattrapé par son passé, et être confronté à de nouveaux obstacles à surmonter.
Ce sera le moment pour lui d’entamer un chemin de redécouverte et d’affirmation de lui-même.
Partie 3 - La maturité
La haut de la vague
J’ai progressé régulièrement au sein de l’entreprise. Mais j’ai commencé à sentir que je touchais les limites de ce qui m’était accessible en restant en France. Alors, pour ne pas être bloqué, je me suis expatrié, puisque c’était un cabinet international.
J’étais senior manager à l’époque, et mon objectif était de passer partner avant mes 40 ans.
Je suis parti sur des missions en Asie. Là, c’était normal qu’on me pose la question « D’où tu viens ?», et le fait d’être français primait sur le fait d’être noir. J’ai eu la sensation d’avoir autant d’opportunité que n’importe quelle autre personne, noir ou pas noir.
C'était vers 2004, et j’ai vécu les 20% de croissance annuelle de la zone Asie. C’était une énergie incroyable. J’ai surfé sur cette époque d'hyper croissance accélérée. J’ai travaillé sur des projets aux Philippines, en Malaisie, à Hong Kong, Shanghaï, Pékin.
A l’époque, ce qu’on me demandait de faire pour le boulot était devenu facile pour moi, je maîtrisais parfaitement le sujet et j’étais confiant dans mes compétences et mes capacités.
Je me suis posé en Australie.
C'était “Work hard, play hard.” Je travaillais 70h par semaine en moyenne, et parfois jusqu'à 100h. Mon record, c’était 2 nuits blanches d'affilée. Et en parallèle, je faisais la fête du mercredi soir au dimanche.
J’avais la vie que je voulais avoir. J’ai fait des fêtes à Saint Tropez, des full moon party en Thaïlande. Des amis en France me disaient “Christophe, tu vas trop vite, on ne te reconnaît plus.” Et je répondais “Je sais, mais ma vie elle va vite, là...”
Je suis passé partner à 39 ans !
J’ai été super content. Passer partner en 12 ans, il y en avait très peu en France qui arrivaient à faire ce truc là. Et encore moins en venant de la fac! Pour moi, c’était comme si j’avais enfin eu mon diplôme de grande école.
Quand on me demandait qui j’étais, je répondais “Je suis partner chez XX.” Et c'était suffisant. Dans les soirées, c'était respect!
Rattrapé par son background
J’ai fêté mes 40 ans dans le bar d’un hôtel 5 étoiles qui surplombait la baie de Hong Kong. J’étais assis en face de ma future femme, une coupe de champagne à la main, et une chanteuse de Jazz sur le côté.
J’étais le roi du monde.
Moins d’un an après, je me suis fait sortir de chez mon client, avant de me faire carrément virer.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu peux sortir le banlieusard de sa cité, mais tu ne peux pas sortir la cité du banlieusard. Je me suis trouvé face à un mec qui m’a challengé sur un projet. Il a remis en question ce que je disais, mon expertise et mon expérience, avec un culot et une audace naturelle. Et là je me suis écrasé.
A l’époque, j'étais le sauveur des projets compliqués. J’étais arrivé sur un projet mal embarqué à Hong Kong, et je l’avais mené à bien. J’étais hyper reconnu, j’ai même reçu les congratulations d’un ministre local.
Un mois après, un consultant vend un autre projet au client. Je vois immédiatement que ses hypothèses ne sont pas bonnes, et qu’il va refaire les mêmes erreurs qui ont fait capoter le projet précédent, celui que je viens de sauver.
Mais là le consultant ne m’écoute pas, il refuse de prendre en compte mon avis, parce que ce n’est pas ce que le client veut entendre.
Quand je dis “ça va se planter”, il dit devant tout le monde : “C’est seulement une opinion, ce n’est que ton opinion.” Et là je m’énerve, et je perds mes moyens. Au lieu de dire que ce n’est pas une opinion, mais de l’expérience, je m’écrase.
Ce qui s’est joué en moi à ce moment, c’est que je ne savais pas comment gérer cette situation autrement que par la violence. Mon réflexe aurait été de régler ça d’homme à homme, par la baston, comme à l’époque de la cité. Là ce n’était pas possible. Alors je me suis tu. “Ou ja neg’”*
* En créole “Tu es déjà un nègre”, ce que la mère de Christophe lui disait quand il était jeune pour qu’il fasse attention à ne pas la ramener (cf la Partie 1)
Après toutes ces années, j’avais atteint les limites du “Fake it till you make it”.
Le projet s’est mal passé et c’est moi qui me suis fait sortir.
Déjà sur un précédent projet, j’avais eu du mal à m'exprimer, j’avais eu du mal à prendre ma place à la table des grands. J’écoutais, j’étais trop gentil.
J’étais partner, mais malgré tout le chemin parcouru, je découvrais la différence entre “petit” partner et “gros” partner. C’était un peu comme redevenir analyste face à des managers. Dans les meetings entre partners, j’écoutais, si on me posait une question, je répondais. Mais je ne me sentais pas à ma place.
Tout d’un coup, les règles du jeu n'étaient plus du tout claires. Il ne s’agissait plus juste de bien faire son travail. Ça se jouait sur d’autres plans, tu reviens dans un monde de pouvoir, de relation, de négociation.
Là il faut cette assurance, il faut être arrivé, il faut avoir ce bagou, cette audace, cette confiance en soi naturelle.
“Ou ja neg.”
Ça a été le début de la fin.
Tout s’arrête
Après m’être fait sortir du projet à Hong Kong, on m’a envoyé ailleurs pour rebondir. Mais le le projet sur lequel on m’avait repositionné ne s’est pas vendu.
Ma réputation était déjà ternie. J’avais perdu l’appui des personnes importantes qui me soutenaient, et on ne m’a plus confié la responsabilité d’un compte client.
C’était fini pour moi.
On m’a dit “Désolé, mais on doit te laisser partir.”
Je me rappelle avoir pensé dans mon for intérieur, “Mais je n’ai pas demandé à partir ! C’est injuste !” Mais je connaissais les règles du jeu.
J’avais donné 15 ans de ma vie à cette entreprise, en bossant comme un forçat. J’avais travaillé nuits et week-ends, j’avais annulé des vacances à la dernière minute. J’étais toujours prêt, sur le qui-vive au cas où on m’appellerait pour gérer une situation.
Le jour de ma sortie, je m’en rappelle très bien, il n’y avait pratiquement personne au bureau. J’ai déposé mon badge, ma carte American Express et mon ordinateur à la réception. La porte s’est fermée sans aucun au revoir. Je suis reparti comme un inconnu.
Ça m’a mis un énorme coup sur la tête. J’avais mis plus de 12 ans pour devenir partner et je suis tombé en moins de 12 mois. Ça m’a fait beaucoup de mal.
Surtout que je venais d’avoir ma première fille. Qu’est-ce que j’allais lui dire ? Et à ma femme ?
Exister par soi-même et prendre sa place
Mais très vite, j’ai mon esprit de compétiteur qui a repris le dessus. Il fallait que je rebondisse.
Je me suis immédiatement lancé dans la création d’une startup. Je me suis dit, j’ai tellement appris, je connais le fonctionnement d’une entreprise dans sa globalité, je vais y arriver. Ce projet, c’était un peu comme une rebound girl, j’avais besoin de me prouver que je pouvais y arriver.
J’ai créé avec une associée une application, une plate-forme qui aidait les entreprises à recruter des jeunes diplômés en automatisant le matching entre les deux via de l’analytique. Plutôt révolutionnaire pour l'époque.
Grâce à mon réseau, j’ai commencé à prospecter de grosses entreprises, sur place en Australie.
Mais pour que ça marche et que je décroche des clients, j’ai d’abord dû affronter ce qui m’avait bloqué : définir qui je suis.
Avant, j’arrivais chez un client en disant “Bonjour, je suis partner chez XXX.” La valeur que je représentais, ce n’était pas la mienne, c’était celle du cabinet. Maintenant je ne représentais plus une boîte connue. J’étais moi, et je devais vendre un concept novateur à des personnes qui ne me connaissaient pas.
Pour être capable de convaincre des DRH de grandes entreprises, il fallait d’abord que je sois moi-même convaincu que j’avais quelque chose d’intéressant à leur proposer, et de ma propre valeur.
La difficulté que j’avais rencontrée à prendre ma place, je ne pouvais plus y échapper, il fallait que je la surmonte.
C’est là que j’ai entrepris un travail de développement personnel, qui dure toujours depuis.
Ça a été salvateur. Au pied du mur, je me suis lancé, et j’ai découvert que c’était possible.
Je me suis formé à la prise de parole, au pitch. Je me suis accroché. Et j’y suis arrivé.
J’ai réussi à décrocher des gros clients comme La Poste australienne, de grosses banques, de grosses entreprises.
Ca m’a donné la confiance en moi qui m’avait manqué à l’époque pour pouvoir répondre à ce consultant, au moment où il avait mis en doute ma parole.
Ça a été le vrai gain de cette période : j’ai appris à sortir du moule défini par ma première boîte, et à définir mon moule à moi. J’ai appris à être confortable d'être simplement moi.
Le retour en France
Heureusement, parce qu’au final, le projet n’a pas fonctionné. Le concept était bon, mais on n’est pas arrivé à alimenter les clients que j’avais trouvé avec suffisamment de jeunes diplômés.
Cette start-up, ça a duré quatre ans. Un peu comme toutes les start-ups, tu t’aperçois que tu dois pivoter une fois, deux fois, ça te coûte de l’argent et puis à un moment, tu décides de passer l’éponge.
Entre-temps, j’avais eu une seconde fille. J’ai fermé la boîte juste après sa naissance.
Là, il fallait que je me reconstruise une deuxième carrière. S’est posée la question de savoir si je le faisais en Australie, ou en Europe.
J’ai choisi de revenir en France. La France me manquait, j’avais envie de retourner auprès de mes parents qui se faisaient vieux afin que mes enfants passent du temps avec eux.
Et j’avais la sensation d’avoir acquis assez de galons pour rentrer et me sentir à ma place.
Avec tout ce que j’avais traversé, et le travail sur moi-même, je m’étais redéfini, et j’ai vraiment pris conscience de ma valeur.
Ne plus se laisser faire
J’ai trouvé un boulot en France, et on est rentré avec ma femme et mes deux filles.
Peu de temps après la naissance de ma troisième fille, je me suis fait licencier à nouveau.
Lorsque je m’étais fait virer la première fois de mon cabinet de conseil, on m’avait conseillé de prendre un avocat. Mais à l’époque, je n’avais pas vu l’intérêt, j’étais convaincu que ça ne servait à rien. Je me disais que c’était la règle du jeu que je me fasse virer, que c’était comme ça. Que je devais partir sans faire de bruit.
Je n’avais même pas eu ce réflexe de défendre mes intérêts, cette présence d'esprit de ne pas me laisser faire face à cette injustice ! Le fameux “Ou ja nèg’”
Quand la situation s’est rejouée dans une autre entreprise, et qu’on a voulu me rendre responsable d’une situation qui n’était pas de mon fait, j’ai enfin eu cette réaction normale et saine de ne pas me laisser faire. J’étais aligné avec moi-même.
Je n’ai pas pris la posture de la personne qu’on peut écraser facilement. Je suis resté droit, centré. J’ai dit “Non, ça ne se passera pas comme ça.” Et ça ne s’est pas passé comme ça.
J’ai pris un avocat. On a réglé ça à l’amiable, et à mon avantage.
Nota : Pour rappel, Christophe a perdu son père biologique quand il avait quelques mois, alors que ses parents étaient partis s’installer au Bénin.
Christophe a parfaitement conscience maintenant qu’il y a là un schéma qui se répète chez lui. Il a été licencié pour la première fois quand sa première fille avait quelques mois. Il a dû fermer sa start up après la naissance de la deuxième. Juste après la naissance de sa 3e fille, il s’est à nouveau fait licencier. Mais à chaque étape, il s’est libéré un peu plus du poids du passé.
Je vois combien j’ai avancé, je sors de l’emprise du « Ou ja neg, fèmé guèl aw » *
*Tu es déjà un nègre, ferme ta gueule.”
J’ai découvert qui j’étais, que j’avais de la valeur, que je pouvais apporter de la valeur.
J’ai découvert que je n’étais pas obligé de me fondre dans un moule dicté par les autres.
J’ai découvert que je pouvais arrêter de raser les murs, et d’essayer de faire le moins de bruit possible.
Et maintenant ?
Aujourd’hui Christophe a mis beaucoup de conscience sur sa propre histoire, et la regarde avec beaucoup de clarté et de recul. Ça lui a permis de “déprogrammer” des réflexes et comportements qui lui ont été utiles par le passé, mais qui l’empêchaient de prendre sa vraie place dans le monde.
Il rêve de pouvoir apporter aux jeunes comme lui la connaissance de leur histoire et la fierté de leurs racines, qui lui ont manqué dans sa propre jeunesse. Il rêve d’une école qui intégrerait cette dimension dès le plus jeune âge. Il est persuadé qu'en redonnant un passé, des racines fortes aux jeunes de banlieue, cela leur donnerait un futur plus prometteur.
L’écriture de cet article est déjà un pas dans cette direction.
Voici ses mots.
Je me suis beaucoup posé la question de pourquoi je partage mon histoire ici, à quoi ça sert ?
Je ne me considère pas comme un rôle model, ni même comme quelqu’un qui a fait un truc incroyable. Surtout si je me compare à tous ces athlètes qu’on a vu aux JO paralympiques. Pour moi, eux sont de véritables héros du quotidien.
Si je prends la parole, c’est d’abord pour moi, mais aussi pour tous ces jeunes qui ont l'impression de ne pas se sentir à leur place. Tous ceux qui ont l’angoisse que l’alarme sonne a chaque fois qu’ils passent devant les portillons de sécurité d’un magasin.
La différence entre la force et la puissance
Un jour, une amie m’a expliqué la différence entre la force et la puissance.
J’ai toujours fait beaucoup de sport. J’ai fait des marathons, des triathlons, 2 ironmans. Mais au lieu d'être dans le plaisir, j’étais dans une sorte de compétition rageuse qui me poussait à aller tout le temps de l'avant, en faire toujours plus, pour essayer d’en mettre plein les yeux aux autres.
Mais j’enchainais de nombreuses blessures, aux jambes, aux pieds, au cou, qui m'empêchaient d’atteindre mes objectifs. J'étais dans le passage en force.
Maintenant j’ai appris la puissance. Et cela commence par “ÊTRE”.
Si tu as été blessé, écorché, quand tu étais jeune, tu ne peux pas grandir droit. Il y aura toujours un truc qui te rattrapera… des maux, des blessures physiques qui ne sont que la traduction de maux et blessures psychologiques ou mentales. Pour être puissant et équilibré, j’ai compris que nous avions tous besoin de racines solides.
C’est l’objectif de l'école qui me tiendrait à coeur de monter. Elle ouvrirait j’en suis persuadé, d’autres perspectives aux jeunes des banlieues que le sport ou la drogue comme les médias nous le martèlent (je caricature). Alors que la réalité est tout autre. C’est un vivier d'énergie à canaliser, à transformer en puissance moteur créative. Toutes idées et/ou collaborations sont les bienvenues pour monter ce futur projet.
Enfin et pour finir, je le fais pour mes filles.
Je pose mon histoire, pour que mes filles à leur tour connaissent la leur. Qu'elles sachent ce à quoi elles ont échappé. Ce à quoi elles n’ont pas été confrontées. Un peu comme le droit a l’avortement et le combat que les femmes du monde entier ont du mener pour l’obtenir. Il est important de ne pas oublier le chemin emprunté pour en arriver là.
Je souhaite leur laisser un héritage pour qu’elles aient des racines solides, qui leur permettent de se définir non pas en fonction de leurs parents, mais en connaissant leur histoire afin de ne pas hériter de leur trauma.
Ma vraie réussite, c’est de leur avoir permis de couper avec les traumas transgénérationnels de la famille pour leur permettre d'être véritablement libres.
Maintenant, elles entrent et sortent des magasins sans appréhensions.
Elles se sentent à leur place à Paris comme à Londres, Melbourne, Singapour ou Bogota.
Quant à moi… J’ai enfin pu m’acheter un appartement dans Paris. Intra muros.
Mes parents ont traversé l’océan.
Moi j’ai traversé le périphérique.
Dans les deux cas, ça nous a pris une vie.
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Merci à Christophe pour le partage de cette histoire et merci Claude de nous la transmettre avec les bons mots 💙
"Mes parents ont traversé l’océan.
Moi j’ai traversé le périphérique.
Dans les deux cas, ça nous a pris une vie."
Cette conclusion a fini de me faire monter les larmes…
Sublime et fort.
Merci Christophe pour ce partage et Claude pour avoir pris le temps nécessaire pour nous le livrer de la meilleure des façons.
PS : Au début de la 1ʳᵉ partie, je partageais déjà cet article !