Je suis née en Guadeloupe. Mon père est noir, ma mère est blanche. Je suis française.
Écrire ces mots, c’est pour moi comme sortir du bois.
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Pourtant, je porte cette réalité sur mon visage, mon corps, mes cheveux. C’est visible. Même si, en toute honnêteté, le résultat du mélange chez moi fait qu’on me prend régulièrement pour une maghrébine, mais ça c’est une autre histoire.
Cela se voit, et en même temps, j’ai cette sensation à l’intérieur de moi que ça ne se dit pas. Que pour être intégrée, réussir dans la société française, c’est plus simple de prétendre que je ne suis pas différente.
Et ça marche. J’ai fait une classe préparatoire et une grande école (Telecom Paris), j’ai eu de bons postes de cadre supérieur dans des entreprises de grande et de petite taille, qui m’ont assuré un niveau de vie confortable. J’ai fondé Magic Makers et j’ai eu la sensation de trouver ma place dans l’écosystème startup Tech français, de jouer un rôle et d’être pleinement acceptée, ce qui s’est traduit par des prix et une prise de parole dans un certain nombre de médias.
Je n’ai quasiment jamais mentionné mon origine dans les talks et articles que j’ai fait pendant toutes ces années.
La raison que je me donnais à l’époque, c’était : “Ce n’est pas pertinent. Mon sujet, c’est l’éducation et la Tech, le fait que je viens de Guadeloupe n’a rien à voir avec le fait que je donne le pouvoir aux enfants sur la technologie.” C’est assez éclairant aujourd’hui de me rendre compte que je ne voyais pas du tout le lien entre mon histoire personnelle et le fait que j’oeuvre à donner plus de pouvoir sur le monde aux jeunes, à augmenter leur capacité d’auto détermination.
J’ai un héritage complexe.
La lignée de mon père est une lignée d’esclaves noirs.
La seule exception que je connais de ce côté est ma grand-mère. La mère de mon père est la fille d’un béké, un blanc créole comme on les appelle, de ceux dont la famille doit sa présence historique sur l’île à l’exploitation des terres et à la possession d’esclaves. La mère de ma grand-mère, selon la légende familiale, était “servante”, comme on les appelle encore en Guadeloupe. Une domestique, qui dans l’inconscient collectif local, avait un statut proche de celui d’esclave, du fait de sa pauvreté et du faible accès à l’autodétermination (cette partie réclamerait un long développement, si vous n’êtes pas convaincu et avez besoin de le démonstration, demandez-la moi, je la ferai dans un autre article).
Je doute sincèrement que la naissance de ma grand-mère ait été le fruit d’une relation d’amour librement consentie.
A ma connaissance, il n’y a pas de métissage du côté de mon grand-père, qui était d’ailleurs d’un noir profond, ce qu’on appelle aux Antilles un “noir congo”.
L’esclavage a été aboli en 1848 en Guadeloupe.
Mes grand-parents sont nés au début du siècle dernier, seulement soixante ans après cet affranchissement, qui a mis fin officiellement à plus de 200 ans d'asservissement du million de noirs d’Afrique qui ont été déportés dans les Antilles françaises. 200 ans de souffrances physiques et morales : sans parler de la difficulté physique d’exploiter la canne à sucre sous un soleil de plomb, il y a l’arrachement à sa communauté, les violences physiques (fouet, mises à mort à la moindre tentative d’insoumission), les violences sexuelles, l’empêchement des liens d’amour dont tout être a besoin pour vivre, et la privation de sa dignité, l’absence de reconnaissance que l’on est un individu, un être humain, et du moindre droit à l'autodétermination.
Ce n’est pas anodin.
J’hérite de cette histoire.
J’hérite, par ma lignée paternelle, d’une énorme résilience.
Je suis là parce que mes ancêtres ont survécu dans des conditions atroces, et ont transmis la vie.
Chez mes grands-parents, chez mon père et chez moi, cette résilience s’est traduite par l’entrepreneuriat. La capacité à entreprendre et à créer ce qui n’existe pas avant toi.
Mes grands parents sont partis de rien, et ont trouvé le moyen de monter des entreprises de travaux publics, en achetant d’abord un camion pour transporter des graviers, puis en exploitant des carrières de roches. Ma grand-mère a eu 12 enfants, ce qui ne l’a pas empêché de diriger les entreprises familiales. Elle a envoyé la moitié de ses enfants faire des études supérieures en métropole, comme on appelle le territoire français quand on est aux Antilles.
C’est ainsi que mon père a rencontré ma mère à Paris dans les années 60, alors qu’il y faisait des études d’ingénieur.
En soi, c’est déjà un fait que je trouve extraordinaire, ce saut social effectué en une génération. Mon père a monté ses propres entreprises, ma sœur et moi même avons fait de même.
Par ma mère, j’hérite d'une autre histoire. Je descends d’une lignée de bourgeois du Nord.
Bien que ma mère soit née à Paris, où mes grands-parents se sont installés pendant la seconde guerre mondiale, toute sa famille vient de la région de Lille, d’un milieu historiquement aisé, où les hommes possédaient et dirigeaient des entreprises.
Par ma mère, j’ai hérité la sécurité d’avoir une place naturelle dans l’élite française, de connaître les codes et de m’y faire accepter aisément.
Aujourd’hui, j’ai la sensation d’être assise sur ce double héritage, et de ne pas savoir comment le réconcilier. Le nommer ici publiquement est pour moi une étape clé de cette réconciliation.
J’échangeais avec un ami cette année sur ce que cela coûte de réussir socialement en France quand on est noir. Chaque histoire est différente, mais dans la sienne, une phrase qu'il a dite m’a profondément marquée.
Il a raconté avoir été élevé à coup de “Ou ja neg, pa fè si, pa fè sa.” Ou ja neg, en créole, ça veut dire : Tu es déjà un nègre. Fais attention à ton comportement, tu ne peux pas te permettre de te faire remarquer.
J’ai cette sensation d’avoir comme lui gommé ma “différence” pour être incluse.
D’avoir toujours (inconsciemment) fait très attention à ne pas avoir d’accent créole quand je parle. De trouver normal d’être la seule noire dans une assemblée. De faire référence à la Guadeloupe pour dire combien l’île est belle.
De ne jamais mentionner que je descends d’une lignée d’esclaves. De prétendre que ce n’est pas un sujet, que c’est normal.
De ne pas regarder en face la honte que je peux ressentir face à ça.
Cette honte, que j’ai besoin de nommer pour la dépasser, et pour pouvoir être fière de ce que je suis et d’où je viens.
Je ne sais pas où me conduit le chemin que j’emprunte, mais je sais qu’aujourd’hui, je cherche à regarder en face mon double héritage, et à en prendre pleinement la mesure. Ces lignes marquent la réalité de cette exploration.
“Cette honte, que j’ai besoin de nommer pour la dépasser” ✨🙏