C’est abusé ou pas ?
Une exploration personnelle de la frontière entre abus et situation “normale” au travail
Les explorations de Claude #5
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Qu’est que l’abus de pouvoir exactement ? Quand peut-on parler de harcèlement ?
Comment est-ce que je peux reconnaître une situation où je subis un abus de pouvoir, et une situation ou c’est moi qui abuse de mon pouvoir ?
Cette question m’a taraudée dernièrement.
Il y a des cas où l’abus de pouvoir est évident. Quand j’écris que je descends d’une lignée d’esclaves noirs, je fais référence à une situation où il y a consensus sur le fait que l’esclavage est un abus de pouvoir intolérable. D’autant plus qu’il s’agit d'événements passés, qui se sont déroulés loin du territoire français, et qui ont officiellement pris fin il y a plus d’un siècle et demi.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Est-on toujours capable d’identifier qu’une situation sort du cadre “normal”, et qu’on devrait y mettre fin avant qu’il n’y ait trop de dommages effectifs ?
Dans le contexte professionnel, on entre pour moi dans une zone grise. De fait, l’abus de pouvoir est courant et toléré. Bien entendu, il l’est de moins en moins (toléré), avec beaucoup d'entreprises qui affichent des politiques de protection des risques psycho sociaux, qui forment leurs collaborateurs à ces sujets, et des cas croissants de collaborateurs dont l’entreprise se sépare pour cause de harcèlement.
Mais la question reste : à partir de quel niveau de gravité peut-on dénoncer un abus de pouvoir ? Surtout, peut-on y mettre fin avant qu’il y ait une ou des victimes suffisamment clairement identifiées pour que le préjudice puisse être démontré sans équivoque ? Peut-on trouver un moyen de prévenir un impact suffisamment important avant d’en être arrivé à pouvoir justifier un procès, et donc a fortiori un licenciement ?
Il n’y a pas si longtemps, j’ai été confrontée à une situation complexe. J’ai commencé à travailler avec une personne qui, au premier abord, m'est apparue très performante : pertinente, organisée et efficace, sympathique, tous les voyants au vert.
Mais progressivement, j’ai été témoin de comportements qui me semblaient de plus en plus étranges et inappropriés.
Ce qui aurait dû être une discussion constructive pour trouver conjointement la meilleure solution à un problème “technique”, se transformait en une négociation impossible, ou aucune solution n’était plus envisageable. Cela avait l’apparence d’une discussion rationnelle, mais où la raison aurait été déformée pour nous enfermer dans un labyrinthe sans sortie.
J’ai commencé à réaliser que l’enjeu de ces discussions n’étaient en fait pas le problème soulevé, mais un besoin de reconnaissance énorme, avec une confusion entre la perception de sa valeur et la réussite des projets sous sa responsabilité. J’ai vu comment la situation empirait graduellement, cette personne ne pouvant tolérer ce qu’elle vivait apparemment comme une diminution ou une perte de son pouvoir.
Il devenait tout simplement impossible de collaborer et de se mettre d’accord sur les décisions à prendre, j’avais l’impression que c’était cette personne ou moi.
Je me suis aussi rendue compte que je n’étais pas la seule concernée. Ce type de comportement était très présent également dans ses relations de travail avec ses subordonnés, qui se retrouvaient pris en otage de la situation.
Leur façon de faire face était d’accepter les décisions imposées en faisant semblant de croire qu’il s’agissait de décisions collaboratives. C’est toujours un trade off entre ce qu’on tolère en échange de la sécurité de continuer à appartenir au groupe.
J’ai commencé à faire le lien avec les tensions dont j’avais pu avoir vent avec d’autres personnes, qui avait changé de poste depuis. La situation qui s’est dessinée sous mes yeux était tout d’un coup bien plus menaçante que ce à quoi je m’attendais.
J'avais suffisamment de liberté et de pouvoir personnels dans ce contexte, et j’ai choisi d’utiliser ce pouvoir pour mettre fin à la situation.
Si je suis honnête, j’ai fait ce choix en grande partie parce que c’était devenu un enfer de travailler dans ces conditions, et je n’ai plus envie de supporter un tel gaspillage de mon temps et de mon énergie dans mon travail (et dans ma vie en général).
Mais la raison principale de ma décision, c’était l'intime conviction que si je laissais cette situation perdurer, elle pouvait dégénérer en harcèlement moral. Je soupçonne fortement que ça avait déjà été le cas avant mon arrivée avec d’autres personnes.
Mais cela aurait demandé beaucoup d’énergie à “prouver”, dans un contexte où le déni est souvent plus confortable que la remise en cause d’une situation établie qui a l’air de fonctionner.
Je pense sincèrement que c’est comme cela que le harcèlement prolifère, sans qu’on se l’avoue, dans un glissement imperceptible d’un inconfort tolérable vers une situation de dommage irréparable.
Une fois que j’ai agi pour mettre fin au problème, je me suis retrouvée face à un retournement de situation. Sans surprise, la personne a pris ma décision comme une attaque personnelle, et s’est comportée comme la victime d’un abus de pouvoir.
Cela m’a fait beaucoup réfléchir, et a m’a menée in fine à écrire cet article. Ce qui m’a frappé, c’est combien je me suis sentie mal. Parce que je pouvais percevoir combien cette personne se sentait blessée. J’avais l'impression que c’était moi le méchant de l’histoire.
C’est compréhensible. Quand vous abusez de votre pouvoir sans en être conscient, toute personne qui vous retire ce pouvoir devient votre ennemi. Et quelle meilleure manière de se défendre que de se faire passer pour la victime de la situation.
Je suis profondément convaincue que quand les individus ont des comportements inappropriés, comme cette personne harcelant ses collaborateurs sous couvert d’être quelqu’un de bien, ils ont une bonne raison pour cela.
Une raison qui tire son origine non pas dans la situation présente, mais dans le vécu antérieur de l’individu, en général en lien avec ses expériences relationnelles en tant qu’enfant, au cours desquels il s’est forgé des croyances utiles à l’époque, mais destructrices à l’âge adulte, du type “pour que l’on m’aime et que j’aie le droit d’exister, je dois absolument être meilleur que les autres”
Ma conviction, c’est que le seul moyen de résoudre une situation comme celle-ci de manière durable et d’éviter qu’elle ne se reproduise systématiquement, c’est d’aider la personne à prendre conscience des causes profondes de son comportement, pour progressivement pouvoir se libérer de ses croyances négatives.
Mais je ne peux pas imposer cette prise de conscience. Je peux dire les choses, pointer du doigt la direction où regarder, mais je ne peux pas faire que la personne accepte de regarder en elle ce qui se joue vraiment, et qui est en général douloureux et inconfortable.
Dans ce cas précis, une fois passée à l’action, en ayant du point de vue de l’autre endossé le rôle du bourreau, mes paroles sont évidemment encore moins bien reçues.
Mais tant qu’on n’accepte pas sa part de responsabilité dans une situation, on ne peut pas changer son comportement et on reste coincé dans une posture de victime.
C’est une situation qui me coûte, et qui m’interroge. Ce dont cette personne a besoin pour pouvoir grandir en acceptant sa part de responsabilité, c’est d’empathie de ma part. Mais pour moi c’est difficile de rester dans l’empathie et d’agir pour mettre fin à la situation toxique.
Je n’ai pas encore trouvé le moyen de faire les deux à la fois.
Peut-être parce que je dois tout simplement accepter que je ne peux aider quelqu’un qui ne le souhaite pas, et que je n’ai en fait aucun pouvoir sur les comportements et croyances toxiques des autres.