Les mots façonnent subrepticement un ordre social où les places sont déjà attribuées.
Laurence Marian, Coacher en pays dominé
Quand j’ai commencé à écrire cet article, j’en avais une vision très claire : je voulais partager la richesse de mon identité métissée, la joie d’intégrer ses multiples facettes. Mais rapidement, j’ai été rattrapée par les mots eux-mêmes. Leur poids historique, leur charge raciale, m’ont arrêtée net.
Je venais de vivre une expérience précieuse : j'avais facilité un atelier d’introspection sur le métissage, dans le cadre de la formation que je suis sur les traumas collectifs. L’atelier a fait émerger des prises de conscience profondes, tant pour moi que pour les participants. Il m’a permis de poser des mots sur la complexité de nos identités métissées, et d’écouter des récits sincères sur les façons dont chacun.e se réapproprie sa propre histoire.
Mais quand j’ai voulu traduire cette richesse par écrit, j’ai buté.
A tel point que j’ai mis plusieurs mois pour finir et enfin publier cet article.
Le choc des définitions
Par réflexe, j’avais commencé par chercher une définition du mot « métis ». Voici ce que Google m’a renvoyé :
« Se dit d’une personne dont le père et la mère sont de races différentes »
J’avoue, j’ai été surprise. Cette définition, en apparence neutre, repose entièrement sur la notion de « race ». Pourtant, ce n’est pas le mot qui me vient en premier quand je pense au métissage. Pour moi, ça évoque d’abord le mélange, la richesse, la complexité.
Mais le mot race en France est devenu tabou, quasiment un gros mot. Les britanniques et les américains sont bien plus directs : il n’y a pas d’équivalent au mot métis en anglais, on parle directement de “Mixed-Race”. Zéro ambiguïté.
Le Larousse confirme la frilosité française : le mot race n’apparaît pas dans la définition fournie.
“Qui est issu de l’union de deux personnes de couleur de peau différente.”
Politiquement plus correct, peut-être. Mais flou : à partir de quelle nuance la différence est-elle considérée comme significative ? Prend-on en compte le bronzage ?
Ces définitions m'ont renvoyée brutalement à l’héritage colonial et raciste qui habite notre langue. Pour me définir, je ne peux pas faire l’impasse sur le sujet.
Ce que les mots disent de moi
Moi Claude, je suis métisse. Mon père est noir, et ma mère est blanche.
Plus précisément, et selon le Larousse encore, je serais une « mulâtre ». Un mot issu de « mulet », l’animal hybride né d’un âne et d’une jument. C’est le terme exact qui désigne une personne issue d’un parent blanc et d’un parent noir.
Arrivée à ce stade de mes recherches, j’ai été littéralement renversée par la violence du langage. J’ai dû arrêter d’écrire, parce que j’avais du mal à respirer, l’estomac noué, retournée par la nausée.
Une question m’a saisie : « Qui je suis ? Qu’est-ce que ces mots disent de moi ? »
La One-drop rule
Ce qui m’est revenu à l’esprit, c’est la One-drop rule américaine, la règle de la goutte unique de sang.
C’est la règle selon laquelle une seule goutte de sang noir fait de quelqu’un une personne noire. Une règle raciale brutale, héritée de l’histoire esclavagiste des États-Unis, qui classe sans nuance.
La règle de l'unique goutte de sang ((en) one-drop rule) était un principe social et juridique de la classification raciale, historiquement très important aux États-Unis - mais que l'on retrouvait ailleurs, notamment en Grande-Bretagne -, affirmant que toute personne ayant même un seul ancêtre d'ascendance africaine sub-saharienne (« une goutte » de sang noir) était considérée comme noire (nègre en termes historiques), son implication de pureté raciale étant que quiconque était incapable de passer pour blanc dans le contexte de la hiérarchie raciale américaine se voyait attribuer le statut inférieur de non-blanc ou de couleur.
En France, l’approche est différente. Moins frontale, plus assimilationniste. Un exemple que j’aime citer : Alexandre Dumas, l’un des écrivains les plus célèbres de notre patrimoine. Il était métis, petit-fils d’une esclave noire. Et pourtant, il incarne une figure culturelle française incontestée. Cela montre que l’intégration est possible… mais pas sans ambiguïté.
Mais si la one drop rule y est moins frontale, en réalité, en France aussi, on apprend très tôt que si on a « du sang noir » — et que cela se voit — on ne sera jamais considéré comme blanc. Jamais complètement.
Etre métis, ce serait avant tout “ne pas être blanc” ?
Être métis.se, c’est être dans un espace flou. Un entre-deux. Pas complètement blanc, pas complètement noir.
Sur cette photo, on me voit poser avec ma cousine germaine (nos mères sont soeurs).
J’ai réalisé que quand je montrais cette photo à quelqu’un, je me sentais obligée d’expliquer que nous étions vraiment cousines. Parce que la couleur de nos peaux diffère, l’autre ne devine pas. Et moi, j’ai intégré l’idée que je n’appartiens pas à la même « catégorie » que ma mère. C’est douloureux, et absurde. Et pourtant, c’est là.
Ce que je choisis d’être
De cet épisode d’écriture, je retiens deux choses.
D’abord, la réalité de la complexité du métissage, et de la douleur associée. Désarçonnée par une “simple” définition, c’est que je me retrouve confrontée à la réalité : être métisse, ce n’est pas neutre.
On ne peut pas oublier que le concept de race s’est développé pendant plusieurs siècles parce qu’il était utile au projet politique et économique d’expansion coloniale de l’Europe. Ça a permis de construire un système de pensée dans lequel certaines vies comptaient moins que d’autres, justifiant ainsi l’esclavage, le travail forcé, la dépossession des terres et la destruction des cultures.
Ensuite, je retiens que je peux choisir. Choisir de ne pas laisser ces mots me définir. Choisir de ne pas me réduire à ce que la langue ou l’histoire ont décidé pour moi.
Le métissage est un espace liminal, en espace “entre”. Ce n’est pas une absence d’identité, c’est un lieu de possibles. Un lieu de réconciliation, si l’on accepte d’abord de regarder en face les fractures du passé et les blessures du présent.
Et c’est là, seulement là, que la notion de race pourra cesser de me définir.
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Je suis touchée par tes mots Claude lorsque tu ecris "j’ai intégré l’idée que je n’appartiens pas à la même « catégorie » que ma mère. C’est douloureux, et absurde. Et pourtant, c’est là.". J'ai imaginé cette petite fille qui regarde sa mère et se dit qu'elle n'est pas comme elle, qu'elle est différente. Je ressens une grande empathie pour cette petite fille. Merci de ton témoignage qui m'aide à comprendre la réalité du père de ma fille que je n'ai pas toujours su accueillir.
Merci de partager Claude. Tu nous aide a prendre conscience de la réalité de ta vie et de celle de plus en plus de nos concitoyens. Il est important que tu parles!