Les explorations de Claude #11
Je viens de rentrer d’une semaine entière dans le nord de l’Allemagne, de travail sur les traumas collectifs avec Thomas Hübl.
C’était le point d’orgue d’un programme de 2 ans que nous suivons ensemble avec 200 autres participants en Europe.
Le travail autour des traumas collectifs consiste à créer les conditions de sécurité émotionnelles suffisantes pour que les douleurs du passé, qui n’ont pas pu être processées au moment des traumas, puissent refaire surface, être accueillies avec empathie par le collectif, et ainsi être progressivement intégrées.
Ce qui était douloureux et passé sous silence peut devenir douloureux et nommé, et le passé peut commencer à relâcher son emprise sur nos comportements présents et futurs.
Cette fois-ci, le trauma était de fait extrêmement actuel, puisque Thomas n’a pas pu quitter Israël à cause de la guerre qui a démarré.
Tout au long de la semaine, il a guidé le travail du groupe depuis un écran, quand il ne disparaissait pas pendant de longues minutes pour se mettre à l’abri dans un bunker, avant de pouvoir reprendre la session.
Je n’en dirai pas plus ici sur le large éventail de traumas collectifs que nous avons abordés, qui vont de l’holocauste, et la séquelle qui se joue en ce moment au travers de la crise israelo-palestinienne, au trauma est-ouest de l’ancien rideau de fer ou au colonialisme, notamment en Amérique du sud.
Je ne parlerai ici que de ce qui a été le sujet central pour moi : le fait d’être une femme métisse de Guadeloupe, un territoire marqué par l’esclavage.
(Pour plus de détails sur le fonctionnement du travail sur le trauma collectif et le déroulement de la semaine, vous pouvez lire ici l’excellent article de Matthew Green sur le sujet - en anglais)
Explorer le lien avec ma grand-mère
Le travail a démarré en explorant notre connexion à nos “ancêtres”.
C’est-à-dire tout simplement en passant en revue nos parents, grand-parents, voire arrière grand parents de chaque côté, et en se remémorerant l’époque dans laquelle ils ont vécu et ce qui leur est arrivé, et en regardant à l'intérieur de nous les émotions qui émergeaient.
Il nous a été demandé de chercher un.e ancêtre avec lequel la connexion était facile.
Pour moi, à ce moment-là ça a été ma grand-mère paternelle, la mère de mon père.
Cette femme impressionnante est née au début du siècle dernier, fille d’une servante noire et de son employeur blanc, lui-même béké et descendant d’une famille propriétaire d’esclaves.
Elle a eu 12 enfants, en même temps qu’elle fondait et gérait avec son mari une entreprise de BTP, qui lui a permis de donner une éducation et des moyens à ses enfants.
(Vous pouvez retrouver dans un de mes premiers articles De la complexité d’être métis l’histoire de ma famille et notamment de ma grand-mère)
En me connectant à elle, j’ai ressenti à nouveau la rage, une forme de férocité dont j’ai hérité, une force qui s’est traduit chez moi par ma capacité d'entreprendre, et que j’ai utilisée pour créer ma startup il y a 10 ans.
Ce que j’ai ressenti, c’est combien elle a dû lutter pour se faire une place dans une société où elle n’en avait pas, étant issu d’un milieu noir, pauvre et sans éducation, dans la Guadeloupe de la première moitié du 20e siècle.
La phrase qui me vient, et je crois entendre sa voix, c’est : “La vie ne fait pas de cadeau.”
Inclure ce qui nous élude
Puis l’on nous a proposé de refaire l’exercice de connexion aux ancêtres, en explorant cette fois-ci un cas où la connexion n’était pas facile.
Quand j’ai écris ce premier article il y a plusieurs mois sur mon histoire, cela m’avait mené à une prise de conscience étrange.
J’avais réalisé suite à cet exercice que jusqu’alors, je n’avais jamais considéré le père de ma grand-mère comme un de mes ancêtres.
Parce qu’il était d’une famille de propriétaires d’esclaves, inconsciemment je ne voulais tout simplement pas admettre que son sang coule aussi dans mes veines.
C'était plus simple pour moi de considérer que par mon père, je descends d’esclaves noirs, et par ma mère, de bourgeois blancs qui n’ont pas été directement impliqués dans la colonisation des Antilles.
Ca me semblait déjà beaucoup d’intégrer ces deux perspectives.
Admettre que je porte en moi également le poids du crime de la mise en esclavage, c’était apparemment trop.
Quand il nous a été proposé d’explorer la connexion avec un ancêtre “récalcitrant”, j’ai choisi de regarder en face cette situation, et d’explorer la connexion à mon arrière grand-père.
Et là, le vide. Impossible de ressentir autre chose qu’un gros blocage à l’intérieur de moi.
Un participant et ami avec qui je partageais cela m’a demandé si j’avais une quelconque intuition de la raison pour laquelle mon arrière grand-père avait abusé de mon arrière grand-mère.
Et la seule réponse qui m’est venue, c’est : “Parce qu’il pouvait”.
La norme héritée de l’esclavage, c’est qu’un maître blanc peut coucher avec une servante noire s’il en a envie.
Comme cela a été exprimé plus tard par une autre participante : “violer n’était pas appelé violer, juste posséder”.
Me montrer et avoir peur
J’ai choisi de partager mon expérience avec le grand groupe.
C’était nécessaire pour moi de ramener la colonisation à la conscience collective, et de faire une place pour ma grand-mère et son histoire, et pour moi aussi, en tant que noire dans une assemblée majoritairement blanche.
De fait, et c’est quelque chose que j’ai aussi pu nommer lorsque j’ai pris la parole, parmi les 200 participants, nous sommes seulement 5 noirs ou métis.
Et à ma connaissance, nous sommes tous très habitués à évoluer dans un environnement majoritairement blanc.
En ce qui me concerne, j’habite à Paris, et quand je suis ici (et pas en vacances en Guadeloupe), mes amis sont principalement blancs, mon contexte de travail est majoritairement blanc et privilégié, et je bénéficie de ces privilèges.
Ce qui me pose souvent problème, c’est cette sensation que pour me sentir à ma place dans ce contexte, il vaut mieux que je cache mon identité noire, que je la polisse, la rende inoffensive, agréable mais pas menaçante.
Je vois que cette peur m’appartient, et je vois aussi qu’elle reflète les rejets subtils ou les réactions de dénis que je perçois chez les autres autour de moi.
Après avoir pris la parole face au groupe complet, j’ai été submergée par une version intense de cette peur. Elle était littéralement physique, et le lendemain, je n’ai pas pu retourner m'asseoir directement parmi les autres.
Je ressentais la peur profonde d’être jugée et rejetée pour avoir dit quelque chose qui ne doit pas l’être, et d’avoir pris le risque de braquer des gens qui n’ont pas envie de se sentir responsable de la colonisation et de l’esclavage, combien même c’est une réalité constitutive de notre société occidentale.
L’ampleur de ma réaction est à mettre en regard de combien je me sens habituellement intégrée dans cette communauté, avec laquelle je partage en profondeur depuis bientôt deux ans.
J’étais tiraillée à l’intérieur de moi entre le besoin impérieux d’être vue, et la peur profonde d’être exposée.
Deux mouvements me traversaient en même temps. D’un côté, je pouvais percevoir la résistance palpable de gens dans la salle face à la confrontation avec le contexte de l’esclavage.
La réalité de cette résistance m’a d’ailleurs été confirmée par certains qui sont venus me voir, et m’ont avoué qu’ils entendaient ce que je disais, mais qu’ils réalisaient qu’ils ne se sentaient pas vraiment touchés.
Et je pouvais percevoir en même temps l’impact de ma propre croyance personnelle, très ancrée, que ce n’était pas possible que je sois vraiment entendue avec bienveillance sur ce sujet.
Et combien cette croyance limitante, profondément enracinée, était un legs ancestral (des noirs se sont fait tuer pour s’être rebellé contre la domination), et que dans le présent elle contribuait à créer exactement le résultat que je redoutais.
Après trois jours de cette tension intérieure, une autre participante a levé la main pour prendre la parole, une femme elle aussi d’origine caribéenne.
Et elle a pu faire ce que je n’avais pas réussi : elle a su nommer la réalité historique des atrocités de l’esclavage, une à une, avec clarté, sans attaque et sans complaisance.
Elle a raconté l’histoire, et l'a rendue palpable pour les 200 personnes qui étaient présentes ce jour-là.
Je ne me sens pas capable de rapporter ici la liste des horreurs qu’elle a nommées, bien qu’elle m’ait donné son accord pour la citer (la confidentialité de ces échanges étant une des clés de la sécurité qui les rend possibles, j’ai demandé son accord avant de publier).
Je peux néanmoins citer que la phrase “violer n’était pas appelé violer, juste posséder”, c’est elle qui l’a prononcée.
Mais ce qui m’a marquée, c’est le silence de mort qui a régné dans la salle pendant qu’elle parlait.
J’ai senti une onde de choc se propager dans les rangs de participants, comme le souffle d’une bombe qui vient d’exploser.
Et après son partage, mon corps a commencé à se détendre.
D’un coup, je n’étais plus seule, ou presque seule, à processer ces horreurs, je sentais la puissance de la prise de conscience collective, et cela m’a apporté un soulagement immense.
Réintégrer mes ancêtres
Lors de mon partage devant le grand groupe, j’avais invité ma grand-mère Bertina à être vue de tous.
Dans les jours qui ont suivis, alors que j’étais assaillie par la peur, j’ai passé du temps avec les thérapeutes professionnels qui nous accompagnent pour intégrer ce que ce travail de trauma collectif fait émerger en nous.
Ces sessions ont mené à deux prises de conscience majeures pour moi.
Lors d’une de ces sessions, j’ai pu pour la première fois de ma vie, ressentir réellement la connexion à mon arrière-grand-mère Adeline, la mère de ma grand-mère, la “servante noire”.
Au registre de l’état civil, je suis inscrite comme Adeline Claude Bertina.
Mon “vrai” prénom est Claude.
C’est le prénom que mes parents avaient choisi pour moi, et tout le monde m’a toujours appelé Claude, sauf en école d’ingénieur, parce que justement, j’étais inscrite à l’examen sous mon nom officiel.
A l’époque, j’avais dû aller voir l’administration de l’école pour demander la correction sur les listings de classes, et j’ai toujours dû faire attention quand je réserve un billet d’avion, ou qu’on m’envoie un recommandé par la poste, à bien faire figurer Adeline dessus sous peine de ne pas y avoir accès.
Je me suis toujours demandée pourquoi mon père, lorsqu’à ma naissance il était allé à la mairie me déclarer, avait choisi d’inscrire “Adeline Claude Bertina Salomé” (Salomé est le nom de famille de mon père, et mon nom de jeune fille.)
D’une certaine manière, je me demandais “Mais qui je suis vraiment ?”
Le temps passant, je crois maintenant que c’est la façon qu’a eu mon père pour me demander, de manière inconsciente, d’honorer ces deux femmes, sans la douleur et la force desquelles je ne serai pas là aujourd’hui.
Lors de cette session de travail thérapeutique, j’ai pu me connecter à Adeline, et ce que j’ai ressenti, c’est une grande confusion. Et ça faisait beaucoup de sens, que pour survivre dans un contexte d’impuissance, elle ait dû utiliser la confusion pour continuer à avancer.
Et j’ai fais le lien avec toutes ces fois où je ressens moi-même une grande confusion, tous ces moments où une situation me semble incompréhensible, parce c’est la violence répond à ce qui était une demande d’attention ou d’amour.
Et je vois que cette confusion en moi est certainement un écho de sa confusion à elle.
“La vie n’a pas de sens.” “Comment est-ce possible ?”
Et j’ai pu ressentir de la gratitude pour elle, et pour ma grand-mère avec.
J’ai de la gratitude pour ces deux ancêtres formidables, qui ont survécu, et qui ont rendu possible que leurs enfants aient une vie meilleure.
Qui m’ont permis de vivre, et aujourd’hui de pouvoir porter un regard neuf sur le passé, et de nommer ce qui ne pouvait pas l’être.
La honte
Ma deuxième prise de conscience majeure, ça a été de reconnaître et d’intégrer ma honte.
Au cours d’une session avec une des thérapeutes de l’équipe, j’ai pu verbaliser que je ressentais de la honte.
Et plutôt que de chercher des raisons mentales (la première qui m’est venue immédiatement, c’est que j’avais honte d’avoir à nouveau besoin d’une session), nous sommes simplement restées là, avec cette sensation, sans chercher à la comprendre, juste à la ressentir à deux.
Ce moment, cet espace créé, ont ouvert la porte à une réalisation plus profonde qui a émergée.
J’ai réalisé que je porte en moi une honte profonde d’avoir en quelque sorte “choisi” de me comporter comme une blanche.
A un moment dans mon enfance, j’ai pris conscience que ma vie serait plus facile si je me comportais comme une blanche, en appliquant les codes de comportement observés de ma mère et de ma famille maternelle, et en évoluant dans un environnement blanc.
Et je ressens une honte profonde envers mes ancêtres noirs, comme une dette.
Le travail de Frantz Fanon m'est revenu en mémoire en écrivant cet article. J’ai lu “Peau noire, masques blancs” à 17 ans,alors que j’habitais encore en Guadeloupe.
C’est là que j’avais pu mettre des mots sur une réalité que je percevais de manière inconsciente.
Qu’en tant que noirs vivant aux Antilles, après plusieurs siècles desclavage et de domination, nous avons internalisé le concept qu’être blanc, c’est mieux.
Et que le métissage est une stratégie réelle pour améliorer l’avenir de ses enfants.
Fanon relate qu’en Martinique, en créole on appelle “po chapé” un bébé qui nait avec une peau claire. Littéralement, cela veut dire : peau échappée.
De nouveau, je perçois combien ce mécanisme d’échapper à sa couleur, à sa condition, n’est pas juste une stratégie individuelle chez moi, mais une stratégie collective.
Et ça me soulage de mieux comprendre, de mieux discerner les nuances entre ce qui est individuel, ce qui est ancestral et ce qui est collectif, et comment les trois niveaux agissent en moi aujourd’hui.
Et de ne pas essayer d’ignorer ma honte, mais de l’accueillir, comme une porte d’entrée pour être plus pleinement moi-même.
Le jeu des polarités victime / bourreau
Dans ce travail de reconnexion à mes ancêtres, j’ai la sensation de réintégrer aujourd’hui l’héritage de ma grand-mère Bertina et de mon arrière-grand-mère Adeline.
Je perçois ce que cela a pu vouloir représenter de vivre une situation d’impuissance, pour mon arrière-grand-mère, et pour ma grand-mère, d’utiliser la colère pour prendre sa place, accéder au respect et à la sécurité financière, et poser les fondations pour un meilleur futur pour ses enfants.
Là où j’en suis maintenant, c’est que je ne suis pas en mesure de ressentir la connexion à mon arrière-grand-père, Alexandre d’Huy, l’homme blanc qui a mis mon arrière-grand-mère enceinte.
Tout ce que je connais de lui, c’est son nom.
Je l’ai entendu de la bouche de ma mère, quand elle m’a expliqué qu’il n’avait pas reconnu ma grand-mère, mais qu’il avait commencé à lui manifester de l’intérêt quand elle est devenue une notable locale grâce aux entreprises qu’elle gérait avec son mari.
Je ne sais rien de lui, mais son nom est resté gravé dans ma mémoire.
Pour l’instant, cette porte dans mon ascendance m’est fermée. J’ai confiance que cela peut changer dans le futur.
Ce travail est un travail qui demande du temps, et qui se fait par étapes.
Et j’aperçois d’ici une perspective plus large. Pour pouvoir visiter et réintégrer le rôle de l’abuseur, j’ai d’abord besoin d’accepter celui de la victime.
Une des choses les plus importantes que j’ai vécues cette semaine, ça a été d’être la témoin de personnes qui ont pu regarder en face les abus commis par leurs ancêtres, dans un geste qui était profondément réparateur.
Il ne s’agit pas de se sentir désolé, ou de chercher directement le pardon.
Il s’agit d’être en mesure de ressentir en soi-même comment l’abus a pu être commis, de ressentir la souffrance qui en a découlé, et de l’accepter.
Nous ne sommes pas responsables des décisions qui ont été prises par nos ancêtres. Mais nous pouvons les reconnaître.
Vous pouvez retrouver plus de détails sur le travail sur le trauma collectif au cours de cette semaine intense dans la Newsletter de Matthew Green (en anglais).
Merci à ton tour Célia pour ton partage. Ça me conforte de savoir qu’il y a de la résonance, et que je ne suis pas seule à me confronter à ces sentiments complexes issus de notre héritage
Merci Claude pour la transparence et la générosité de ton partage.
Je n'ai jamais pris le temps d'explorer avec autant de profondeur cet héritage.
Mais je me reconnais beaucoup dans le sentiment de honte que tu décris, maintenant que j'ai mis au monde 2 enfants métisses dans ce monde complexe.
Je me reconnais aussi dans le fait de me sentir très connectée à certains de mes ancêtres, et en révolte par rapport à d'autres...
Ton éclairage m'est précieux 🙏